Je sors à l’instant d’une séance du film Hannah Arendt. Pour rappel et en résumé (je ne peux décemment pas parler de spoilers pour un film relatant un événement de notre passé), cette philosophe allemande (et juive) a suivi le procès Eichmann à Jérusalem, et défrayé la chronique en ne le présentant pas comme un monstre, mais un homme dépourvu d’imagination, qui se contentait d’obéir aux ordres sans prendre de recul et réfléchir aux conséquences de ses actes, à la vue d’ensemble de ce qui arrivait, etc. Elle s’était de plus attirée les foudres de la communauté juive et d’un certain nombre d’intellectuels en signalant que des chefs de communauté juive avaient collaboré, et que le nombre de vies humaines perdues aurait été moindre en leur absence.

De cet événement, le professeur Arendt en a tiré sa théorie de la banalité du mal (lire ici un article intéressant sur le sujet) disant de ce que j’en ai compris que le Mal le pire arrive non pas à cause de gens qui seraient des monstres, ou l’incarnation du démon, mais à cause de gens qui laissent faire les choses et ne s’y opposent pas. Qui obéissent aux ordres tout simplement (même si, opinion personnelle, il faut bien quelques monstres en haut de la chaîne de commandement pour lancer les ordres qui seront suivis derrière). Ajoutons à ça l’idée qu’en faisant accepter à une population qu’ils sont insignifiants, qu’ils n’ont pas d’importance, de raison d’être, il est plus facile de les manipuler d’un côté, et de l’autre, on peut les éliminer la conscience tranquille.

Et là vous allez me dire “Oui, mais qu’est ce que ça a à voir avec les jeux, thème principal de ce blog?”. Excellente question, merci de l’avoir posée. Tout simplement, ce film m’a rappelé un jeu dont j’avais entendu parler, Trains, de Brenda Brathwaite. Brenda est une Game designer dont j’ai dévoré les livres de design et qui s’intéresse énormément à la question “peut-on faire ressentir des émotions et aborder des notions d’éthique par les jeux”. Le jeu (et je vais donc en spoiler la fin) consiste à emmener des petits pions d’un bout à l’autre de la carte le plus rapidement possible (plus vite que les voisins). Un jeu d’optimisation pure, entre autres par le fait que les pions ne rentrent pas facilement dans les trains, et que plus on force, plus on en fait rentrer, moins on a de voyages à faire, et plus il sera facile de finir avant les autres.

Une fois qu’un joueur est arrivé au bout, la destination est révélée: Auschwitz.

La première fois que j’ai entendu parler de ce jeu (un certain nombre d’articles en parlent, dont le Wall Street Journal), je n’ai pas compris quel en était le but. Je voyais là des gens bouleversés, des gens qui refusaient d’y rejouer, mais je ne comprenais pas. Le film de ce soir m’y a aidé.

– Le jeu demande juste d’emmener des pions à l’autre bout de la carte. Qui sont les pions n’a pas d’importance (ils sont donc insignifiants, quelque part)

– Les joueurs obéissent donc aux consignes. Sans réfléchir aux conséquences, ni au plan d’ensemble

– Non seulement les joueurs obéissent, mais ils arrivent à leur but de la manière la plus efficace possible, en optimisant remplissage, déplacement, sacrifices, etc…

La grosse différence avec Eichmann ci-dessus, et je pense qu’elle est importante, c’est que quand ils apprennent les conséquences (virtuelles) de leurs actes, ils sont touchés et reconnaissent leurs fautes. Ils n’en ont pas moins basculé, pendant un temps, dans ce qu’ils auraient considérés comme le Mal. Parce qu’ils on obéi aux règles. Et s’ils avaient eu tous les éléments depuis le début?

J’en déduis qu’il y a plusieurs degrés de Mal. Mais ça, c’est quelque chose dont je pourrais parler pendant des heures…

Qui a dit que les jeux ne servaient qu’à se vider la tête?

2 Responses to “La malignité du Mal (or something)”

  1. Alex says:

    Il y a eu un certain nombre d’expériences qui ont permis de mettre en évidence le peu de recul et d’esprit critique que l’homme peut avoir vis à vis d’ordres donnés par des gens représentant l’autorité.

    ex : http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3%A9rience_de_Milgram

    Il y a aussi un stand dans un musée des sciences à Londres qui en parle. On y projette un film qui au final ne pose que deux questions : Quelle porte avez-vous prise ? et Pourquoi ? (Il y avait deux entrée au stand : une avec la mention “porte pour les blancs” et l’autre “porte pour les noirs”). La conclusion était la suivante : en acceptant une consigne aussi absurde, vous venez de recréer la ségrégation raciale telle qu’elle pouvait exister, par exemple, aux US encore récemment.

    Très intéressant, mais assez flippant aussi je trouve.
    Je crois que la morale à en tirer est qu’il faut toujours faire preuve d’esprit critique…

  2. Modran says:

    Aaah, l’expérience de Milgram. Qu’est ce qu’elle a fait couler d’encre, celle-là…

    Oui, effectivement, la leçon semble être “toujours faire preuve d’esprit critique”, d’autant plus quand on te donne un ordre. Encore faut il pouvoir en prendre le temps, et il est facile de maintenir quelqu’un suffisamment noyé pour l’empêcher de prendre du recul. Je suis sur que même en jeu de rôle c’est pas trop compliqué pour un MJ d’empêcher ses joueurs de réfléchir en les maintenant dans l’action.

    Au niveau militaire, je ne suis pas sur que le côté esprit critique soit encouragé, justement pour empêcher la réflexion au mauvais moment. Mais là, c’est peut être mes impressions et pas la réalité (formées par les jeux et le cinéma, je dois bien l’avouer 🙂 )

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